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Inceste : le cri silencieux du nombre

créé par La Rédaction du site - Dernière modification le 03/08/2023


J’avais longtemps rêvé à l’éclat d’une justice, comme s’impose sur Bruxelles le mastodonte judiciaire de la Place Poellaert. De partout, ses colonnes dominent les maisons où son dôme flamboyant surgit par-dessus les toits. Il m’avait pourtant fallu descendre au plus profond de moi-même pour comprendre que ma libération ne pouvait être qu’intime. Comme je plonge, à l’instant, grâce à un ascenseur de verre dans le ventre de la ville, le quartier populaire des Marolles. Longtemps, je suis passée à côté de la vérité d’Antonia, une amie qui tient une échoppe pour touristes aux abords de la Grand Place. A l’énonciation de ma propre histoire, je me découvrais la capacité de dévoiler celles des autres. Et, maintenant, elle me témoignait de son passé familial trouble.

par Linda Mondry - Jeudi 24 mars 2011

 

Journaliste, elle gravite durant plusieurs années dans la presse généraliste et associative belge au gré des opportunités. Puis abandonne tout pour tenter de redéfinir sa vie par elle-même. Loin du monde, elle constate malgré tout son attachement à son métier et tente donc, aujourd'hui, d'assumer cette irrépressible particularité.  

 

 

 

L’arrivée d’une femme avec son fils à la mort de sa mère et l’incapacité de son père à remettre en cause sa nouvelle liaison amoureuse. Comment se révolter, à quatorze ans, face à l’aveuglement obstiné de son père ? Tenaillée entre les coups de cette belle-mère et les attouchements sexuels de son fils qui, paradoxalement, s’érigeait en protecteur. Les dénégations constantes de son entourage finirent par la persuader de sa propre folie: « Quand je faisais mine de dénoncer, on me renvoyait l’image d’une menteuse et on me battait de plus belle, se souvient-elle. Je n’étais qu’une affabulatrice et, à la longue, j’ai fini par le croire ».

 

 

Je pousse la porte de Sos-inceste, une association orientant les victimes d’abus sexuels intrafamiliaux vers un réseau de professionnels mis en place par ses soins. L’assistante sociale qui m’accueille me fait part des difficultés rencontrées par les victimes pour effectuer ce simple geste: « Quand on grandit dans un climat incestueux, il faut une détermination énorme pour se rendre compte de l’anormalité de ce que l’on vit et un courage immense pour remettre en cause le fonctionnement de sa famille ». Je me souviens sans peine de cet instant où, à six ans, mon père m’assura que les agissements de mon grand-père allaient cesser. Tout en soulignant le mal que cela représentait et la nécessité de ne plus jamais en parler. J’ai immédiatement enfoui cette honte au plus profond de moi en me refermant telle une huître. Totalement livrée à moi-même face à ce terrible secret.

 

Autour d’une tasse de café et de quelques biscuits je fais part de mon vécu à la jeune femme afin de souligner ma connaissance du sujet. Elle me donne quelques dépliants et de la documentation tout en m’assurant de me fournir la liste des professionnels membres de leur réseau lors de ma prochaine visite où j’aurai l’opportunité de rencontrer la directrice, psychiatre de son état. Je manque de m’étrangler, la semaine suivante, face à l’expression compatissante de cette dernière qui, si elle ne doute pas de la réalité des traumatismes subis, semble pourtant préjuger de ma capacité à m’en sortir. Un peu choquée, j’exige la liste tant attendue et me précipite à l’extérieur.

 

Nina Graça est une femme timide, elle hésite longuement avant de m’ouvrir la porte de son domicile. Selon elle, ce trait de caractère inciterait de nombreuses patientes à franchir le seuil de son cabinet gynécologique. Le blocage de certaines d’entre elles est parfois tel qu’elle n’hésite pas à consacrer plusieurs séances afin de les rassurer: « Les personnes abusées sexuellement éprouvent souvent d’énormes difficultés à subir mes examens ». Face à son attention, parfois, quelques langues se délient tandis que certaines situations posséderaient le don de lui mettre la puce l’oreille: « Une jeune fille, particulièrement timorée, s’est un jour présentée à moi accompagnée d’un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Je ne pouvais déterminer la relation qui existait entre eux. Elle semblait retardée mentalement. J’ai trouvé cela très bizarre ». Elle m’évoque discrètement l’histoire de cette personne qui, il y a quelques années, a défrayé la chronique judicaire. Aujourd’hui, elle a réussi à s’extraire de cette relation incestueuse et à reconstruire sa vie. Elles ont entretenu une longue relation thérapeutique et, bien davantage, ont développé une réelle amitié. Elle me promet de lui soumettre ma demande d’entrevue.

 

Le Dr Amine Rajan, gastroentérologue lui, est passé maître dans l’art de déceler les lésions physiques consécutives aux abus sexuels. Il consacre à ces patients de longues consultations afin d’instaurer également une relation de confiance. Une nécessité d’une part afin d’étayer la constitution d’éventuels dossiers judicaires mais, également, d’attester la réalité des faits auprès des victimes elles-mêmes: « Que la réalité de l’agression soit confirmée par une personne dépositaire de l’autorité médicale revêt une importance essentielle à leurs yeux ». Il me mentionne également une de ses patientes qui, aujourd’hui, s’est rétablie et est à nouveau capable, notamment, de renouer une relation amoureuse: « Elle est venue sonner à mon cabinet juste pour me l’annoncer » sourit-il. « Quand les anciennes victimes recréent enfin des relations sociales équilibrées et empreintes de confiance, c’est que le combat n’est plus loin d’être gagné. Je reste, en tous cas, très admiratif de leurs combats. ».