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Inceste : le cri silencieux du nombre

créé par La Rédaction du site - Dernière modification le 03/08/2023


Prescription...

 

Ancien député, Vincent Decroly avait fait partie de la commission d’enquête parlementaire se penchant sur l’affaire Dutroux où il s’était distingué par son intégrité. Aujourd’hui éloigné de la politique, il s’implique pleinement dans son travail de juriste. Il reçoit notamment les personnes envoyées par Sos-Inceste pour les informer sur les conséquences de l’introduction d’une éventuelle plainte en justice. Et les questions sont innombrables… Porter plainte est-il opportun? Comment procéder ? Vais-je être entendu par la police ? Mon agresseur va-t-il en être informé ? Comment serai-je protégé ? Quelles seront les condamnations possibles ? Puis-je espérer un dédommagement financier ? Combien de temps durera la procédure? Quel sera l’impact sur la famille ? Comment se passera le procès proprement dit ?

 

« Souvent, il n’est pas possible de faire quoi que ce soit. Simplement parce que les délais de prescription sont dépassés. Or les victimes prennent énormément de temps pour se rendre compte de l’abus et encore davantage pour s’en ouvrir aux autres. Et quand c’est encore possible, la décision de porter l’affaire devant la justice demande encore un délai de réflexion, explique-t-il. Il m’est arrivé de rencontrer une personne âgée de plus de quatre-vingts ans qui s’est effondrée devant mon bureau, c’était la première fois qu’elle osait parler de ce qu’elle avait subi durant l’enfance ».

 

En Belgique, le délai de prescription est établi à dix ans après l’âge de la majorité, ce qui limite l’âge maximal de dépôt de plainte à 28 ans. Et si la loi envisage les crimes de viols, d’attentats à la pudeur et de harcèlement, elle ne tient pas explicitement compte de l’inceste. Seule une aggravation de la peine est prévue lorsque l’agresseur possède autorité sur sa victime. Pour Astrid Bedoret, avocate spécialisée en droit familial, cette législation est clairement insuffisante. « Il est assez aisé pour une famille de dénoncer un agresseur extérieur lors d’actes pédophiles. Mais lorsque c’est la famille elle-même qui agresse, une chape de plomb s’abat sur la victime. Et grandir dans une ambiance aussi totalitaire provoque d’immenses dégâts, explique-t-elle. La spécificité intrafamiliale n’est pas prise en compte dans la loi, or il s’agit d’un crime à part entière. Et, pour moi, parfois aussi grave qu’un meurtre. Certaines personnes ne s’en relèvent jamais. De plus il n’existe pas de catalogue de peines spécifiquement liées à l’inceste. Les mesures prises en justice sont donc souvent inadaptées au contexte intrafamilial ».

 

Dès lors, en collaboration avec l’association sus citée, l’avocate a rédigé un projet de réforme légale pour le soumettre à la commission parlementaire de la justice qui s’est penché sur la problématique. Celui-ci réclame l’allongement du délai de prescription mais, également, la qualification de l’inceste dans la loi. « Alors qu’elle est sensée protéger l’enfant, comment envisager que la famille puisse en devenir le bourreau ? S’interroge-t-elle. Les résistances ont été énormes: en craignant la criminalisation des relations familiales, beaucoup refusent de mettre en danger cette cellule constituant la base même de toute vie sociale ». Une question essentielle qui se pose, en effet, aux victimes elles-mêmes dans toute son ampleur. Comme si c’était hier, je me souviens de la peur lue dans les yeux de mon père à la perspective de la révélation du secret. Et comment, du haut de mes six ans, survivre à cette implosion familiale? Le silence qui s’est alors totalement imposé à moi n’a commencé à se fissurer qu’à l’âge de… 29 ans. « Les victimes d’inceste endossent la responsabilité de la cohésion familiale. De personnes protégées, ces enfants deviennent protecteurs de la famille, confirme Chantal Duchâteau, psychiatre à Sos-enfant. Car la révélation du secret provoquerait un véritable tsunami familial ».

 

 

Parents / Instituteur

 

Dans le commissariat décrépi, la petite fille circulait d’un local à l’autre, Dans l’un son père et sa mère, dans l’autre l’instituteur qui avait soupçonné l’inceste. Telles les deux faces d’une même pièce de monnaie, son attitude alternait radicalement au passage de la porte. D’un côté l’enfant sage et responsable, de l’autre les attitudes enfantines. « Nous n’arrivions pas à en croire nos yeux, se souvient Karine Minnen. Confrontée à ses parents elle se comportait comme une adulte. Accompagnée par son instituteur, elle redevenait une enfant ». Durant plus de deux heures, sans œillère aucune, la commissaire de la brigade des mœurs de la zone de police Bruxelles-Ixelles détaille son travail : la discrétion durant les enquêtes, l’intrusion policière dans la cellule familiale, parfois l’obligation d’agir très rapidement lorsque l’enfant est en danger et, dans certains cas, la nécessité de l’extraire du cercle familial, les confrontations entre agresseurs et victimes et les dénis fréquents des premiers, les techniques d’interrogatoires vidéo-filmées, la délicatesse indispensable au moment de poser les questions aux enfants, la manière de ne pas orienter les réponses, la collaboration avec les psychologues et les juges d’instruction…

 

Confrontée à la réalité du terrain, elle illustre ses propos d’une multitude de cas très concrets et extrêmement divers. Force est de constater que, lors de leurs enquêtes, les policiers sont souvent les premiers à brandir le miroir de la vérité. Les conséquences en sont toujours effroyables: « Devant nous, des familles entières s’effondrent littéralement. Les déchirements sont toujours terribles. Parfois, même, ce sont les enfants qui en viennent à consoler leurs parents, se désole-t-elle en mentionnant la difficulté d’un métier qu’elle mène pourtant avec passion. Le déni des agresseurs, aussi, est parfois très difficile à accepter. On encaisse, mais nous avons nous aussi nos propres enfants et nos rôles de parents ». Et quand je demande à deux de ses enquêtrices ce qui les étonne le plus dans leur travail, elles répondent sans hésiter: « le nombre d’affaires à traiter ». Un chiffre fourni par une institution hospitalière traitant les agresseurs, eux-mêmes, affirme que 20% des filles et 15% des garçons seraient victimes d’abus sexuels durant l’enfance. Pour la commissaire Minnen, effectivement, de nombreux problèmes de société auxquels la police est confrontée proviennent de déséquilibres familiaux dont une proportion non négligeable sont, bien sûr, d’ordre sexuel.