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L'ordre, le droit et la victime

créé par La Rédaction du site - Dernière modification le 03/08/2023


Le souci de vengeance est souvent reproché aux victimes d’actes criminels et particulièrement celles qui ont subi des violences sexuelles. C’est encore plus vrai dès qu’il s’agit de victimes mineures. Le reproche est souvent associé à celui de d’une démonstration excessive de passions et d’émotions et il provient souvent des milieux judiciaires ou d’intellectuels. La justice ayant, paraît-il, besoin de calme et de sérénité pour s’exercer.

On comprend donc que l’expression d’une douleur est malvenue, y compris de la part des victimes. Nos juristes n’aiment pas les larmes ! Si ces manifestations de douleur s’accompagnent, de surcroît de protestations contre l’iniquité de la justice, c’en est trop pour nos gardiens du droit. Ne sont-ils pas les vestales du temple de Thémis et à ce titre « intouchables »et leur parole sacrée ? Les protestations des victimes apparaissent alors comme autant de troubles rétrogrades et barbares qui menacent l’ordre du monde et la bonne marche de l’humanité. On évoque alors les sombres moments de cette humanité du temps de la vengeance, les sombres nuages de temps occultes menacent. Certes une certaine condescendance accompagne ces accusations, après tout c’est une victime et il paraît qu’elle mérite un peu de respect, mais la condamnation est ferme.

La vengeance, légitime ou barbare ?

Le système pénal des sociétés modernes a progressivement substitué la peine médiatisée mesurée personnalisée – à la vengeance, – immédiate, démesurée et aveugle. Cette mutation a résulté, dit-on, d’une longue évolution qui permit à la civilisation de se hisser hors du nuage noir de la barbarie. De la justice privée on serait passé à la justice de l’État ; la vengeance étant, comme on l’enseigne, une violence incontrôlée et sans fin, un meurtre répété de proche en proche qui peut se répéter parfois de génération en génération. Ainsi, la justice d’État est associée au progrès, pour le plus grand bien de l’ordre social.
Historiquement ce passage fut nécessaire à la cohésion et à l’ordre social et à la naissance des nations modernes, mais ce système judiciaire légué à des représentants du peuple n’est peut-être pas si universel que certains voudraient nous le faire croire, ni représentatif du progrès qui nous a hissé hors de la barbarie. L’étude des sociétés antiques nous montre que les systèmes de vengeance appartenaient d’abord à des systèmes d’échanges.

Il existait donc un système de régulation et d’évaluation du juste un prix pour chaque crime à venger. Pour qu’un tel système fonctionne encore faut-il que les protagonistes acceptent la médiation, le lien social est donc fondamental. Ceci est fort différent de la vengeance sauvage immédiate et spontanée qui résulte d’une libération d’affects trop longtemps contenus et refoulés.

De nos jours, la justification par certaines victimes d’un droit à la vengeance – même si le mot est rarement prononcé, le masque sémantique des mots convenus ne cache rien – pourrait trouver une forme de légitimité dans l’étude des sociétés antiques ou dans les groupes claniques au sein desquels la justice/vengeance est exercée par le chef de clan ou par un personnage consacré. L’anthropologie légitimerait-elle la vengeance comme outil de réparation qui ne troublerait pas l’ordre social ?

Il faut situer le propos dans le contexte où nous nous trouvons, celui d’un exercice du droit et de la justice par des personnages, les juges, censés être les médiateurs entre la victime et son bourreau. L’institution de Justice est encore au fondement de l’ordre social. Par conséquent, justifier la vengeance revient à mettre en cause l’exercice de la justice et la cohésion sociale. Il s’agit là d’un acte politique, même s’il peut être désigné comme terroriste, il importe alors de savoir si la victime – même organisée au sein de puissants groupes de pression – est en mesure de supporter la charge d’une telle contestation des fondements de l’ordre social.

La victime cherche-t-elle une légitimité politique ? La plupart du temps, non, plutôt une réparation qui apaiserait ses souffrances.

Si les appels à la vengeance se font de plus en plus fréquents, s’agit-il comme certains l’annoncent, d’une dérive victimaire qui laisserait de plus en plus la place au déchaînement des passions, à la déraison et, par suite, au désordre ?

La revendication des victimes repose le plus souvent sur un constat de carence de la justice, sur sa lenteur et sur l’impression que, dans certaines circonstances, il y aurait une justice du peuple et une justice des puissants, une justice du bourreau et une justice de la victime considérée là comme un personnage mue par la seule déraison, un trouble dans les prétoires.

C’est impression est soutenu par une analyse quotidienne de la vie sociale.

Cette revendication croise donc des discours clairement politiques qui mettent en cause l’exercice d’une justice dont les objectifs s’éloignent de la nécessaire équité dont toute démocratie a besoin pour durer. Que cela soit dit ou non, il est bien question de dénoncer un ordre devenu désuet – ou injuste – dont on demanderait l’abolition au profit d’un « nouvel ordre » dont les bases demeurent encore hypothétiques. Ces discours, s’il s’appuient sur une argumentation historiquement et socialement fondée cherchent, pour l’instant, à demeurer loin de tout déchaînement des passions mais il leur arrive bien souvent d’annoncer la venue de temps moins sereins...

Si la sémantique fait se croiser ces deux registres de revendication recouvrent-ils les mêmes faits et peuvent-ils s’associer ?

Sont en présence les demandes d’une être blessé, cela relève de l’individuel ; des revendications politiques, elles appartiennent au collectif. Si le nombre important des victimes donnent à leur quête l’impression que nous passons du registre individuel au registre collectif ce n’est qu’une illusion qui est souvent fatale à la défense de leurs intérêts. Dans le prétoire, face au juge et à leur adversaire, elles sont seules avec leur avocat. Et il ne s’est pas trouvé de Gisèle Halimi pour porter au collectif les clameurs d’une cause individuelle.

Sont-elles préparées à cette confusion ? Sont-elles véritablement averties des dangers encourus, pour leur équilibre personnel ?

Que se trame-t-il donc au sein d’une société qui laisse aux plus fragiles de ses membres le soin de dénoncer des carences de fonctionnement d’un pilier institutionnel ? Ne les expose-t-on pas à la violence réactionnaire de ceux qui voudraient se prémunir contre tout trouble à l’ordre, ce qui n’aurait plus rien à voir avec la cause que ces victimes défendent ?

Ou bien, à trop se voir courtisée pas les un ou les autres, ne servent-elles pas d’instruments opportuns pour des causes dont ils ignorent souvent les ressorts ? Elles furent les objets maltraités d’un bourreau, les voilà objets d’enjeux collectifs qui, demain, une fois la cause entendue, les abandonnera à leur anonymat.

La confusion s’installe – elle est aussi soigneusement entretenue – chez la victime entre ses attentes intimes en son état de personne lésée et son statut de citoyen présent à son temps, marqué par les mutations qui s’opèrent lentement au sein de la société.

La légitimité de l’une se confond avec l’espérance de l’autre. Les angoisses des premières modulent et amplifient les craintes que la seconde génère.

Or la cautérisation des blessures ne permet pas qu’une telle confusion puisse durer. Les impératifs de la psyché humaine imposent que doivent être distincts le combat politique et la défense de la personne dans son travail de cautérisation.