Bandeau logo de l'association Cavacs-France

L'intelligence du corps

créé par La Rédaction du site - Dernière modification le 03/08/2023


Avertissement au lecteur

Il est souvent fait référence dans ce texte à des contenus de neuro-anatomie, à la physiologie du cerveau et aux neurosciences. Le lecteur soucieux d’approfondir l’approche de ces notions pourra se référer à l’excellent site ‘Le cerveau à tous les niveaux’, < http://lecerveau.mcgill.ca/>
Il suffit ensuite d’utiliser l’outil de recherche du site qui est une véritable mine de documentation sur le sujet.

1 – Prologue

Le désordre gagne peu à peu les sciences humaines, c’est particulièrement vrai pour la psychologie. Cette jeune discipline s’était confortablement installée sur les fondations parfaitement claires du cartésianisme, un dualisme commode distinguant la matière et l’esprit. Tout en étant, malgré tout, l’héritière de la biologie, la psychologie s’était frayé un chemin parfois tortueux hors du matérialisme. Il y eut donc un corps et une psyché, avec tous les produits sémantiques dérivés qui pouvaient satisfaire un souci provisoire de cohérence. Car on soupçonnait bien, et très tôt, que psyché et soma n’étaient pas si distincts que l’on voulait bien le laisser croire. On se fit des accommodements en inventant la psychosomatique ou la somatopsychique. Si ce n’est psychique, c’est somatique et si rien ne vient confirmer une atteinte organique, c’est forcément psychique...

Puis des disciplines diverses se sont insérées dans cette dualité. L’éthologie humaine et animale nous a appris que l’être humain est avant tout un animal grégaire, appuyée par la génétique, cette offense faite à la suprématie de la conscience humaine réduit désormais l’Homme à une espèce comme une autre, métissée, de surcroit, à ces sauvages de la Guerre du feu, les Neandertals.

Le corps, cet assemblage d’hydrogène et de carbone, le cerveau cet ordinateur complexe apparaissent soudain, non seulement dotés d’une vie autonome mais, en outre, capables d’une auto-organisation complexe dont la conscience, ce fleuron des Lumières, ne serait plus qu’un organe supplétif, chargé simplement de donner prise au réel. Un ordre surprenant autant qu’inconnu et autonome apparaît là où la science croyait opérer à coup de bistouris ou de potions moléculaires.

J. Scott Kelso décrit parfaitement cet ordre invisible en évoquant des modèles dynamiques : « Le cerveau est fondamentalement  un système auto-organisé créateur de modèles,  régi par des lois dynamiques potentiellement découvrables et non linéaires. Plus spécifiquement, les comportements tels que percevoir, prévoir, agir, apprendre, et se rappeler surgissent en tant que modèles spatio-temporels métastables de l'activité du cerveau, qui eux-mêmes sont produits par des interactions coopératives entre les assemblées de neurones. L'auto-organisation en est le principe clé. » (Dynamic Patterns : The Self-Organization of Brain and Behavior, p. 257).

Dans le droit fil de cette conception des modèles dynamiques qui structurent l’organisme humain au sein duquel le cerveau, les viscères, pas seulement, organisent de manière autonome nos comportements et attitudes, je vais évoquer ici un curieux artifice de la mémoire qui nous parlerait non, en pensées ou en souvenirs facilement gérés par notre conscience, mais à partir de la peau et des viscères.

Si nous observons attentivement nos comportements quotidiens dans le brouhaha contemporain, nous constatons que, bien souvent nous perdons une très grande partie des informations que l’environnement nous donne. Que retenons-nous du voyage en bus ou en métro que nous effectuons tous les jours ? Nous souvenons-nous des visages croisés ici et là durant ces voyages ? Notre mémoire se limite bien souvent à ne renvoyer à la conscience que les bribes de vie qui nous paraissent importants dans l’instant. Pire encore, si nous faisons le bilan de notre journée, le soir venu, avant de nous endormir, nous découvrons qu’il reste peu de choses de la journée. Il nous faut faire un réel effort de mémoire pour retracer le fil de cette journée qui vient de passer. À moins qu’un choc émotionnel provoqué par un événement marquant ne vienne hanter nos pensées. Il prend alors toute la place, tourne en boucle, nous réveille durant la nuit et au matin, il est encore là.

Sans nous en rendre vraiment compte, notre champ de conscience et son compagnon attentif, la mémoire, rétrécissent peu à peu leur territoire. Notre vie passe alors de manière machinale, portée par des habitudes.

De temps à autre un coup de semonce vient perturber ce flux continu de notre vie, une maladie, une brutale rupture amoureuse, une dépression... Et soudain, cet ordre immuable dans lequel notre vie semblait installée se diffuse, happé par un chaos terrifiant. Il nous faut alors éliminer ces affreuses irruptions chaotiques afin de reprendre au mieux le lit de notre long fleuve tranquille. Rien d’exagéré dans cette représentation de notre vie, elle devient très commune. Et nous oublions que nous sommes des animaux de nature, qu’aucun modèle de vie n’est gravé dans la pierre.
Pourtant, ailleurs, quelque chose en nous demeure à la recherche d'un ordre invisible qui gît au fond du chaos. Telle est l’essence de la vie, le moteur d’une exigence continue de création et de renouvellement. Et si notre conscience ne consent pas à y contribuer, cela se fait ailleurs et en dépit d’elle.

Quelles que soient les circonstances, notre conscience doit sans cesse trouver de nouvelles formes d’action et des attitudes plus pertinentes, conformes aux besoins de cette nature en perpétuel mouvement – sorte de dissociation entre deux mondes. Sans cela le risque est grand d’une rupture entre elle – la conscience-le petit moi – et cet ailleurs.

Communément, les processus mis en œuvre pour élaborer ou modifier nos comportements et nos habitudes pour les caler sur l’influence de l’environnement sont regroupés sous le nom d’apprentissage. Ce terme a des connotations liées à notre société matérialiste et rationnelle. Cependant nous le garderons pour la suite de cet article tout en faisant une modeste intrusion dans ces territoires où corps et psyché n’ont plus tout à fait le sens qu’on leur donne encore.

2 – La question de l’esprit en psychologie

L’article français avait pour titre « L’intelligence du corps ». Ce titre n’est pas approprié car si l’on s’en réfère à l’étymologie, Intelligence vient du latin intellegentia (faculté de comprendre), dérivé du latin intellegere signifiant comprendre, et dont le préfixe inter (entre), et le radical legere (choisir, cueillir) ou ligare (lier) suggèrent essentiellement l'aptitude à relier des éléments qui, sans elle, resteraient séparés.

L'intelligence est l'ensemble des facultés mentales permettant de comprendre les choses et les faits, de découvrir les relations entre eux. L’intelligence est également admise comme étant ce qu'en fait elle permet : la faculté d'adaptation. Également l'intelligence pratique est la capacité d'agir de manière adaptée aux situations. Au niveau d'évolution de l'humain, la compréhension ne peut se concevoir sans un système de codification diversifié. On aboutit donc à l’intelligence conceptuelle, inséparable d'une maîtrise du langage (et donc des mots) permettant le raisonnement complexe; le raisonnement étant l’opération mentale d’analyse permettant d'établir les relations entre les éléments. Enfin, et à ce même niveau, l'objet de l'intelligence est la connaissance conceptuelle et rationnelle.

C'est l'ensemble des fonctions mentales ayant pour objet la connaissance conceptuelle et rationnelle (par opposition à la sensation et à l'intuition), l'aptitude à comprendre et à s'adapter facilement à des situations nouvelles.

L’approche de C. G. Jung paraît plus appropriée quand il parle d’Esprit. Mais il faut là-aussi opérer une distinction très nette entre l’acception cartésienne de l’esprit et celle qu’introduira Jung, on le sait fonde la dynamique psychique sur la porosité permanente que la conscience doit présenter aux influx provenant de l’inconscient. Ces derniers sont constitués d’éléments personnels issus de la vie de la personne mais également d’un fond plus archaïque, immémorial et universel. A. Damasio s’inscrit dans cette ligne de pensée quand il précise que nous sommes mus par des instincts universels qui trouvent leurs sources au plus loin dans l’évolution des espèces, jusque dans la manière dont les être monocellulaires échangeaient avec le milieu. La partie organique de l’être, le corps, récapitule la mémoire génomique de l’espèce. La conscience n’est jamais seule, ni jamais maîtresse du destin de l’individu. L’ensemble des processus mentaux et cognitifs que nous attribuons à la psyché de l’être dépend des processus dynamiques qui traversent le corps. La psyché, l’esprit au sens cartésien, dépend du corps.

Jung définit donc l’esprit, sous l’angle psychologique, comme l’aspect dynamique de l’inconscient. J’ajouterai que le corps contribue de manière significative à cette dynamique. Il est animé de son propre esprit, voire de ses propres esprits. C’est en ce sens que le titre se justifie.

M.L Von Franz nous présente cette conception jungienne de l’esprit : « Jung résume tout cela en disant que l’esprit contient un principe psychique spontané de mouvement et d’activité; deuxièmement, qu’il a la qualité de créer librement des images au-delà de notre sens de la perception (dans un rêve, on n’a pas le sens de la perception - l’esprit ou l’inconscient créent des images à partir de l’intérieur, cependant que les sens se trouvent endormis) ; et troisièmement, il y a une manipulation autonome et souveraine de ces images.

Ce sont là les trois caractéristiques de ce que Jung appelle l’esprit, ou le dynamisme de l’inconscient. Il est spontanément actif, il crée librement des images au-delà des perceptions sensorielles, et, d’une manière autonome et souveraine, il manipule ces images. » (La psychologie de la divination – Albin Michel, Paris 1995, p.23)

Les sensations, les images qui en découlent et le mouvement qui les accompagnent sont au cœur de l’esprit du corps.