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Remarque de F. Varela sur la conscience

créé par La Rédaction du site - Dernière modification le 03/08/2023


Nature du moi – Francisco Varela

Voici un texte assez technique de Francisco Varela, biologiste chilien décédé en 2001, qui a fait œuvre de pionnier avec Humberto Maturana dans le domaine des sciences cognitives. Il a donné en 1992 une série de conférences à l'Université de Bologne dans le cadre des "Lezioni Italiane", publiées en français sous le titre: Quel savoir pour l'Éthique, La Découverte, Paris, 1996, 2004, [voir la recension intéressante de Jean-Pierre Meunier] d'où je tire les extraits suivants:

«J'aimerais poursuivre à propos de la vision afin d'amener la discussion précédente à un niveau plus général. Depuis quelques années, des chercheurs ont entrepris d'étudier non pas la "reconstruction centralisée" d'une scène visuelle au profit d'un homoncule final, mais une mosaïque de modalités visuelles, parmi lesquelles on comptera au moins la forme (contour, dimension, rigidité), les propriétés superficielles (couleur, texture, réflexion spéculaire, transparence), les relations spatiales tridimensionnelles (position relative, orientation tridimensionnelle dans l'espace, distance) et le mouvement tridimensionnel (trajectoire, rotation). Il apparaît que ces différents éléments de la vision sont des propriétés émergentes de sous-réseaux concurrents, dotés d'une certaine indépendance et même anatomiquement séparés, mais dont la synergie débouche sur un percept visuel cohérent. Cette architecture n'est pas sans rappeler une "société" d'agents, pour reprendre la métaphore  de Minsky. Cette multiplicité multidirectionnelle nous paraît absurde mais elle est typique des systèmes complexes. Je dis absurde, parce que nous sommes habitués au mode causal traditionnel du type entrée-traitement-sortie. Rien dans la description précédente ne suggère que le fonctionnement du cerveau soit analogue au traitement séquentiel de l'information; ce type de description informatisante commune ne correspond pas du tout à la nature réelle du cerveau. En effet, à cause de son architecture réticulée et parallèle, le mode opératoire est différent: il y a un temps de relâchement des signaux dans les deux sens jusqu'à ce que chacun se stabilise dans une activité cohérente constitutive d'un micromonde. La coopération met évidemment un certain temps avant de devenir effective, puisque, du point de vue comportemental, chaque animal possède un  rythme  naturel. Dans le cerveau  humain, cette brève coopération dure de 200 à 500 millisecondes, l"'instantanéité" d'une unité percepto­ motrice. Contrairement à ce que l'on pourrait croire en partant du point de vue éthologique ou de notre propre introspection, l'activité cognitive  n'est  pas un processus ininterrompu:  elle est ponctuée par des comportements  qui se forment  et disparaissent  dans des espaces de temps. Cette découverte des neurosciences - et, en fait, des sciences de la cognition en général - est fondamentale, car elle nous dispense de postuler une qualité centrale, homonculaire, pour expliquer le comportement normal d'un agent cognitif.» pp. 78-80

«Utilisons une des meilleures illustrations des propriétés émergentes: les colonies d'insectes.(...) Une chose est particulièrement frappante dans le cas de la colonie d'insectes: contrairement à ce qui se passe avec le cerveau, nous n'avons aucun mal à admettre deux choses: a) la colonie est composée d'individus; b) il n'y a pas de centre ou de "moi" localisé. Pourtant, l'ensemble se comporte comme un tout unitaire et, vu  de l'extérieur,  c'est comme si  un  agent coordinateur  était "virtuellement" présent au centre. C'est ce que j'entends lorsque je parle d'un moi dénudé de moi (nous  pourrions  aussi parler de moi virtuel): une configuration globale et cohérente qui émerge grâce à de simples constituants locaux, qui semble avoir un centre alors qu'il n'y en a aucun, et qui est pourtant essentielle comme niveau d'interaction pour le comportement de l'ensemble.» pp. 85-87

«On peut dire que ce que nous appelons "je", nous-mêmes, naît des capacités linguistiques récursives de l'homme et de sa capacité unique d'auto-description et de narration. Comme la neuropsychologie l'a montré depuis longtemps, la fonction langagière est elle aussi une capacité modulaire qui cohabite avec toutes les autres choses que nous sommes sur le plan cognitif. Nous pouvons percevoir notre sentiment d'un "je" personnel comme le récit interprétatif continuel de certains aspects des activités parallèles dans notre vie quotidienne. C'est de là que viennent les continuels changements dans les formes d'attention typiques de nos micro-identités, ainsi que la fragilité relative de sa construction narrative.» p. 99

Le moi ne serait ainsi pas un élément stable, continu, ontologiquement délimité, mais une simple propriété émergente de structures sous-jacentes indépendantes, doté d'une existence non pas réelle, mais purement nominale, un peu comme l'anticyclone des Açores, qui n'est pas un être réel, mais la propriété émergente de certains courants atmosphériques particuliers, et auquel il est justifié de donner un nom uniquement en raison de sa puissance explicative.

On retrouve ainsi dans les découvertes et dans le langage de la science une conception du moi semblable à celle que les sages qui ont échappé à son envoûtement lui ont donné.

Cette parenté n'a pas échappé à Varela lui-même, qui s'est beaucoup intéressé aux philosophies orientales. C'est d'ailleurs assez réconfortant de constater qu'un scientifique comme Varela, qui est un figure reconnue dans les sciences cognitives et un théoricien des approches les plus modernes de la psychothérapie (le constructivisme, aussi nommé cybernétique du 2ème ordre, et qui rassemble dans une perspective plus large les approches systémiques, issues de la cybernétique, et certaines approches psychodynamiques, issues de la psychanalyse), c'est donc, disais-je, assez réconfortant de voir un scientifique de pointe déboucher le plus naturellement du monde, à partir de ses propres découvertes, sur une sagesse séculaire. Cela me touche particulièrement, car je me souviens de mes jeunes années et de mes tourments à tenter de concilier les exigenges de mon esprit rationnel, qui refusait toute compromission avec la facilité, et cette sagesse séculaire qui me fascinait, mais qui m'apparaissait irréelle, comme le réconfort d'un rêve, tant que je n'en eus pas trouvé la clé. Voici donc comment Varela a poursuivi sa pensée dans la même série de conférences:

«En fait, dès la première des dix étapes du la voie du boddhisattva (et c'est un parcours d'apprentissage!), qui est appelé acala, l'immobile, le boddhisattva agit sans faire aucun effort, tout comme le rayon de lune éclaire toute chose avec impartialité. Encore une fois, le paradoxe de la non­ action dans l'action, c'est que l'individu devient l'action et qu'il s'agit d'une action non duelle. (...) Quand on est l'action, il ne reste plus aucune conscience de soi pour observer l'action de l'extérieur. Lorsque l'action non duelle se déroule régulièrement, l'acte est ressenti comme fondé dans ce qui est calme et ne se meut pas. Oublier son moi et devenir complètement quelque chose, c'est aussi prendre conscience de sa propre vacuité, c'est-à-dire de l'absence de point de référence solide.» pp. 58-59

C'est cette absence de point de référence solide qui doit devenir, paradoxalement, le seul point de référence, ce qui équivaut à plonger dans le vide :
«Certes, cet état positif peut sembler menaçant comme nous l'avons déjà dit à propos du wu-wei dans le taoïsme. Ce n'est pas un fondement, il ne peut être saisi comme tel, comme point de référence, ou comme refuge pour un sentiment du moi. On ne peut pas affirmer son existence - pas plus qu'on ne peut la nier. Ce ne peut être un objet de l'esprit ou de la conceptualisation; il ne peut pas être vu, entendu ou pensé. C'est ce qui explique les nombreuses images utilisées traditionnellement pour le désigner, dont la vision de l'aveugle ou une fleur qui éclôt dans le ciel. Lorsque l'esprit conceptuel essaie de le saisir, il ne trouve rein et se retrouve donc en face du vide. Il ne peut être connu que directement. Il est appelé nature de Bouddha, non-esprit, esprit primordial, boddhicitta absolue, esprit de la sagesse, Toute-Bonté, Grande Perfection, Ce-qui-ne-peut-être-fabriqué-par-l'esprit, Naturel; il n'est pas vraiment différent du monde ordinaire; c'est ce même monde ordinaire, conditionnel, impermanent, douloureux, sans fondements, vécu (connu) comme l'état suprême inconditionnel. Et la manifestation naturelle, l'incarnation de cet état est appelé karuna - la compassion inconditionnelle, impavide, "inexorable", spontanée. Comme le dit avec justesse un maître tibétain contemporain dans un poème: "Lorsque l'esprit raisonnant ne s'attache plus et ne saisit plus, [... ], on s'éveille à la sagesse avec laquelle on et né, et l'énergie compatissante surgit dans toute sa simplicité."» pp. 113-114

Le contenu de la conscience n'est pas réel au sens où il recèlerait la réalité des objets perçus. Ces objets ne sont pas réellement présents dans la conscience, seuls le sont les images qu'elle-même se construit de ces objets. Les objets eux-mêmes sont inconnaissables dans leur être-en-soi, c'est-à-dire dans leur être-existant­ indépendamment -de-toute-conscience. L'image de l'arbre qui m'apparaît renvoie à un véritable arbre inconnaissable directement. Mais examiner le contenu de notre conscience ne nous rapproche pas plus de la réalité-en-soi qu'examiner le monde extérieur. L'un et l'autre ne sont pas des réalités-en-soi, mais des construction évanescente de la conscience. Tout au moins tant qu'on ne touche pas une vraie réalité à l'intérieur de la conscience. Cette réalité, la seule qui y soit présente, c'est "Je". Mais il est bien caché, il est drapé dans l'illusion, on ne le voit jamais, on ne le perçoit jamais. C'est cela l'essence du chemin: faire taire le brouhaha qui meuble la conscience, rester seul face à son propre vide, devenir ce vide, et découvrir qu'il EST. Au-delà de toute distinction subjective/ objective; il est, c'est tout.

Dennett affirme, comme l'ont fait Hofstadter (qui a co-écrit un livre avec Dennett) dans un texte déjà cité ici, et Varela, que la scène perçue subjectivement par la conscience est une "reconstitution centralisée" à partir de différents éléments plus ou moins indépendants.  Si bien que supposer qu'il y ait là "quelqu'un" qui regarderait "quelque chose" revient à une vision naïve d'un "théâtre cartésien" où un "je" individuel verrait un objet particulier. Cela, c'est le résultat des investigations des neurosciences des dernières décennies, et leurs résultats sont indiscutables. Il convient toutefois de préciser qu'on est là sur le terrain de la science objective, donc borné par nature. A l'intérieur de ce cadre scientifique ainsi défini, on peut avec justesse prétendre que la conscience humaine est une propriété émergente de la matière lorsque celle-ci atteint un degré de complexité suffisant, tel qu'on le trouve dans le cerveau humain [ou le résultat de la compétition darwinienne de sous-structures cérébrales, comme le montre Dennett]. Seulement, on aura pour ce faire occulté un élément capital: on n'aura pas pris en compte le fait que cette réflexion portant sur l'émergence de la conscience se déroule elle-même à l'intérieur d'une conscience déjà existante. En fait, il ne saurait y avoir de vérité ou d'erreur sans conscience, ni d'enchaînement causal, ni de dénomination  d'objets,  ni rien de ce qui constitue toute réflexion, y compris la réflexion sur l'émergence de la conscience, sans conscience. Les éléments inanimés à partir desquels la conscience émergerait n'existent, eux non plus, sous la dénomination d' "éléments inanimés", que dans la conscience, et nulle part dans la "réalité" – qui elle-même  n'est "réalité" que pour une conscience.