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Savez-vous, Monsieur Macron, qu’on peut mourir de chagrin ?

créé par Manon Kaddour-Lantheaume - Dernière modification le 18/01/2024


 

Attention, ce texte contient des propos pouvant heurter la sensibilité (violences sexistes et sexuelles/pédocriminalité/inceste, mort).

Savez-vous, Monsieur Macron, qu’on peut mourir de chagrin?


Je ne vous parle ni de poésie, ni d’une métaphore.


Je vous parle du réel, de ce réel qu’il vous semble si difficile de ne serait-ce qu’entrapercevoir, si fort puisse-t-il frapper à toutes les portes que vous prenez soin de garder bien fermées.


Je vous parle du cœur d’une femme, mère de deux filles, qui a dénoncé les agressions commises sur elles par le beau-fils du père au sein d'un autre foyer.


Et ce grand cœur, qui ne battait plus que pour protéger les plus petits auxquels il avait donné la vie, la justice l’a dépecé. En ne la croyant pas, et en lui retirant la garde de ses petites, pour la confier au père, dont le foyer était le lieu des agressions qu’elle dénonçait.


Ses filles, elle ne les a pas vues pendant trois ans. Imaginez-vous Monsieur Macron, ce que peut être pour une mère, de ne pas voir ses enfants pendant trois ans, et de les savoir dans un lieu où elles sont en danger, sans avoir le droit de les approcher?


Ses filles, j’ai lu quelque part qu’elle n’aura en tout pu les voir que trente heures en quatre ans. Je n’ai pas eu la confirmation de ces dires ; mais dans l’hypothèse de leur probable véracité, rendez-vous compte, Monsieur Macron, trente heures en quatre ans : c’est à peine plus d’une journée sur à peine plus d’une moitié de l’un de vos deux longs quinquennats, dont vous aviez annoncé en grande pompe que les femmes seraient la grande cause.


Et alors que l'avocate de cette mère venait d’obtenir la reprise des visites qu’on dit médiatisées – un dispositif permettant à des personnes séparées par décision de justice de se rencontrer en présence d’un tiers ; parce que le danger ici, a dit la justice, c’était la mère – le père, pour la troisième de ces visites, a décidé de ne pas amener ses filles.


Alors le cœur battant de Souad a arrêté de se battre, et s’est arrêté de battre.


Le cœur vaillant de Souad, Monsieur Macron, a été victime du syndrome du cœur brisé, cette altération cardiaque provoquée par un choc émotionnel, alors que tout autour est intact.


Mais le cœur sans faille de Souad, Monsieur Macron, a d'abord été victime d’une justice qui ne croit pas les enfants, qui ne croit pas les mères, qui ne croit pas les femmes. Parce que dans la justice française, le doute bénéficie toujours à l’accusé ; et ce principe est précieux. Mais dans les affaires de violences masculines envers les enfants et les femmes, ce principe est vite détourné au profit de l’agresseur présumé, presque systématiquement protégé. Alors, pour peu qu’on ait une justice acquise à la cause du bon père de famille1, il suffit, même lorsque les preuves sont aussi évidentes qu’accablantes, de dire qu’on doute, ou de le semer, et la justice est expédiée.


La mère protectrice est morte, le père complice jouit de l’impunité.


Ce dimanche 7 janvier, Souad Amidou est morte de chagrin.


Hasard ou non, le jour même de la mort de Souad paraissait une tribune de soutien à la Commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, dite Ciivise, que vous aviez créée en 2021 suite aux révélations de Camille Kouchner sur l’inceste commis sur son frère par son beau-père, le politologue Olivier Duhamel.


A la tête de cette commission, que vous avez voulue indépendante – et c’était, Monsieur Macron, quoique surprenant, tout à votre honneur – vous aviez nommé le juge pour enfants Édouard Durand, et Nathalie Mathieu.


Tous deux, avec les membres de leur équipe et de nombreux.ses bénévoles, ont eux aussi mis tout leur cœur à honorer la mission que vous-même, Monsieur Macron, leur aviez confiée.


Et aux dires des 30 000 personnes ayant confié leur témoignage, au vu du rapport final de 756 pages et des 82 préconisations qu’il émet afin de protéger, d’accompagner et de soigner les enfants victimes de violences sexuelles, mais aussi de venir en aide aux adultes y ayant survécu – car figurez-vous, Monsieur Macron, qu’on peut en mourir, aussi littéralement que Souad est morte des agressions perpétrées sur ses enfants, que la justice lui a interdit de protéger – il convient de dire que la mission a été plus que largement remplie.


Les défaillances profondes de la chaîne médico-légale et judiciaire ont été pointées, avec une grande clarté, par Édouard Durand.


Des mots ont été posés, parce que voyez-vous, Monsieur Macron, pour comprendre, il faut nommer. C'est à partir de là, seulement, que l'on peut légitimement prétendre et espérer remédier aux difficultés sur lesquelles il nous semblait jusqu'alors n'avoir aucune prise.


Pourtant, au terme des trois ans qui lui étaient initialement donnés, vous avez laissé entendre, par la voix bien silencieuse de votre secrétaire d’État chargée de l’Enfance, que la mission de la Ciivise ne serait pas reconduite, alors que son travail ne faisait que commencer.


La mobilisation médiatisée des anciennes victimes et des soutiens, appuyée par plusieurs personnalités publiques, vous a fait prendre une voie de traverse : vous avez décidé de son maintien, mais l'avez vidée de son indépendance et de sa substance.


Non seulement vous avez jeté à terre, et par voie de presse, un homme dont l’engagement, la probité, l’intelligence et l’humanité étaient saluées de tou.tes ; mais vous avez aussi nommé, à la tête de la nouvelle commission, deux membres ou ex-membres de l’ancienne équipe, dont les positions communes vont à rebours des préconisations émises, et sont une trahison à la confiance bâtie coeur-à-coeur avec les anciennes victimes : refus de l’imprescriptibilité des violences sexuelles sur les enfants, accueil conditionnel de leur parole, crédit accordé au soi-disant syndrome d’aliénation parentale3, refus d’une approche genrée des violences sexuelles, refus de l’obligation de signalement pour les médecins et de la protection de celles et ceux qui alerteraient.


En y plaçant des personnes visiblement plus acquises au pouvoir conféré qu'à la mission confiée, vous avez ramené dans le giron gouvernemental une commission qui ne peut dès lors plus être qualifiée d’indépendante, puisque vous la tenez par la main, à défaut de celle d’enfants qui en ont grand besoin.


J’entends que l’unanimité d’un homme autour de lui puisse vous être aussi enviable qu’insupportable ; mais, Monsieur Macron, est-ce de vous qu’il s’agit?


Nous avons bien compris que vous teniez la mise en question des institutions, pourtant souhaitable et nécessaire dans un État de droit, pour une critique personnelle à votre encontre, et que vous ne supportiez pas bien la critique. C’est tout de même fâcheux, Monsieur Macron, pour un adulte censé représenter la nation.


Nous avons surtout bien entendu, Monsieur Macron, le silence auquel vous souhaitez que retournent les voix sorties de l’ombre.


Auriez-vous peur du noir, Monsieur Macron?


Hasard encore, ou non, le même jour, commençait à circuler sur les réseaux sociaux l’extrait d’un documentaire réalisé en 2011 par le psychanalyste Gérard Miller, dans lequel le réalisateur Benoît Jacquot s’exprime, en toute tranquillité, sur la façon dont il a utilisé le cinéma pour abuser de plusieurs actrices adolescentes, en premier lieu Judith Godrèche, alors âgée de quatorze ans. Il affirme même y trouver de la fierté ; cette même fierté, peut-être, que vous avez estimée rendue à la France par Gérard Depardieu, sur lequel vous vous êtes généreusement exprimé, en notre nom à tou.tes, alors que vos propos ne reflétaient, Monsieur Macron, que votre propre opinion. Et votre opinion, Monsieur Macron, n’est pas plus représentative de la France que ne l’est votre élection.


Gérard Depardieu est aujourd’hui mis en cause par dix-sept femmes, dont trois ont porté plainte pour viols et agressions sexuelles. En parlant de « rumeurs » alors que l'homme est mis en examen – ce qui signifie, Monsieur Macron, que la justice a estimé qu'il y avait des éléments suffisamment sérieux pour justifier l'ouverture d'une enquête – vous avez vous-même pris position sur une justice qu’il ne vous appartient pas de rendre.


Aujourd'hui, c'est au tour de l'acteur Philippe Caubère d'être accusé par une femme, mineure à l'époque des faits qu'elle dénonce, et que l’intéressé a confirmés – d'insupportables éléments de perversion et d’impunité en ont paru dans la presse.


Allons-nous devoir, là aussi, vous écouter parler de « chasse à l'homme » et remettre en question le laborieux travail d'investigation sur ces sujets, sans jamais entendre de votre bouche le moindre embryon de considération pour la parole des plaignantes, qui ont pourtant, elles aussi, le droit d'être crues? 


D'autres mises en cause suivront très certainement ; parce que vous n'êtes pas sans savoir, Monsieur Macron, si vous avez lu ou vous êtes fait lire le rapport de la Ciivise, que les enfants sont les premières victimes, en nombre, de violences sexuelles. Et l'ampleur de ces dernières est telle qu'on parle souvent de fléau. Mais un fléau, Monsieur Macron, est un phénomène auquel on ne peut rien. Les violences sexuelles envers les enfants, ainsi que l’a révélé la Ciivise, et Dorothée Dussy avant elle4, sont un fait de société. Leur perpétuation ou leur cessation sont la conséquence d'une volonté et de choix politiques.


Contrairement à ce que prétendait une tribune signée en 1977 – l’année de votre naissance : voyez comme c’est proche, Monsieur Macron, vous dont le jeune âge a été si vanté – par de nombreuses figures notoires de l’intelligentsia de gauche (dont l’homme que vous avez reconduit à la tête de l’Institut du Monde Arabe, au moment même où vous évinciez Edouard Durand de la Ciivise) : il n’y a pas de consentement sexuel possible entre un.e adulte et un.e enfant.


Avec une clarté et une éloquence que n’ont certainement pas déployées les nouveaux présidents de ce que vous continuez improprement de nommer la Ciivise, Judith Godrèche vient de le rappeler, en s’assurant que la France entière l’entende.


J’entends bien, Monsieur Macron, que la notion de consentement ne vous est pas familière, vous qui en avez refusé l’inscription dans la législation européenne sur le viol, puisque cela pourrait vous coûter, entre autres, votre ministre de l’Intérieur.


Doit-on aussi vous rappeler, Monsieur Macron, qu’outre ses récurrents propos fleuris envers les femmes, votre ministre de la Justice, en 2011, dans l’affaire Mannechez où il officiait alors comme avocat des parties civiles, a plaidé « l’inceste heureux » entre le père et deux de ses filles, Virginie et Betty, et a convaincu ces dernières « d’affirmer qu’elles [étaient] amoureuses de [leur] père et demandeuses de relations sexuelles avec lui »? Virginie est morte depuis, Monsieur Macron, assassinée par son père, dont elle avait eu un fils.


Et c’est cet avocat, cet homme, Monsieur Macron, que vous avez choisi pour incarner la Justice de ce pays.


2011, c’est aussi l’année du documentaire de Gérard Miller, dans lequel Benoît Jacquot dit de Judith Godrèche, alors âgée de quatorze ans, que « ça l’excitait » de coucher avec un homme de quarante ans, projetant sur elle sa perversion à lui, qu’il requalifie abusivement, pour la rendre acceptable et même louable, de désir.


Non, elle l'a redit, et toute l'emprise avec : elle, ça ne l'excitait pas.


Sophie Fontanel l'a merveilleusement exprimé, en évoquant son attirance pour un homme d'une cinquantaine d'années alors qu'elle n'avait que douze ans :


« La vérité, c’est peut-être qu’une toute jeune personne, justement parce qu’elle a des désirs, et du genre vertigineux, est à protéger. C’est parce qu’une jeune personne est capable de se précipiter dans la gueule des loups les plus carnassiers, et même en rêvant de se faire dévorer, qu’il faut, en face, des adultes prévenants, responsables. Et pas des prédateurs trop heureux de l’aubaine. (...)
Où serais-je si cet homme, profitant de ce que tout le monde dormait et de ce que l’occasion était trop belle, en plus avec une gosse tellement "consentante", m’avait appris que, si l’on cherche, eh bien l’on trouve…?!
Où serais-je si cet homme en avait profité, puisque j’avais l’air si bien disposée (...)?
J’en frémis, rétrospectivement.

Ce Marc a bien vu que, si je consentais à tout, c’est parce que je ne savais rien. Il a vu que "pressentir", ce n’était pas "savoir". Il a vu que "rêver", n’est pas "savoir". Il a vu que, enfant, bah j’étais assez consentante, comme souvent les enfants : je consentais aussi à manger tous les bonbons à la fois, à rester au soleil des heures, à écraser des abeilles avec la fourchette, à traverser hors des clous…
Il a vu. Et il a dit : "Stop".
Parce que c’est ça, un adulte. »


Comme si cela ne suffisait pas, l’association fondée par le nouveau président de la commission sur l’inceste et les violences sexuelles se félicite de prochainement faire diffuser une mini-série pour les enfants intitulée « Tu dis, tu stoppes », dont la mission est de « sensibiliser les plus jeunes pour leur permettre de se protéger des personnes malveillantes ».


Toute pédiatre qu’elle était, et elle aussi signataire de la tribune de 1977 appelant à décriminaliser la sexualisation des relations entre adultes et enfants, Françoise Dolto en son temps, considérait également – parmi d'autres réjouissances – que l’enfant devait éduquer ses parents à ne pas le ou la violenter.


Mais pas plus hier qu'aujourd'hui, les enfants ne sont responsables de la malveillance des adultes, et il ne leur revient pas d'y mettre fin.


Du reste, à quoi bon parler Monsieur Macron, si par la suite, les enfants ne sont pas cru.es, si les adultes de confiance auxquel.les ils et elles se livrent sont inquiété.es (qu'il s'agisse d'un.e proche ou d'un.e professionnel.le), si aucun parcours de soins adapté n'est proposé et pris en charge, et si l'éventuelle (et très rare) judiciarisation débouche sur un classement sans suite ou un non-lieu, comme cela arrive dans la quasi totalité des plaintes? Nombre d'anciennes victimes l'ayant vécu le disent : ne pas être cru.e, ou être cru.e sans que cela n'ait d'écho, c'est comme être tué.e une seconde fois. Encourager à parler pour renvoyer la parole au néant est profondément cruel.


C'est du reste ignorer que parler, à hauteur d'enfant, demande non seulement un courage difficilement mesurable, mais également une lucidité qu'il est aussi improbable qu'injuste d'attendre. Comment dire la violence, si l'on n'a préalablement pas appris à l'identifier et à comprendre qu'elle n'est ni normale ni acceptable ; lorsque l'on est extrêmement impressionnable, malléable et suggestible comme le sont par nature les enfants, que l'on peut convaincre d'à peu près tout et n'importe quoi quel que soit leur âge ; lorsque l'on est tributaire d'adultes dont notre survie dépend – et que le plus souvent, on aime?


C'est encore ignorer qu'il faut parfois des années, voire toute une vie quand on y parvient, pour réussir à parler – qu'on garde le silence ou oblitère les faits du champ de sa conscience, quand on n'en meurt pas. C'est pour cela, Monsieur Macron, que dans ses préconisations, la Ciivise demande notamment « l’organisation du repérage par le questionnement systématique des violences sexuelles auprès de tou.tes les mineur.es et auprès de tou.tes les adultes par tou.tes les professionnel.les ».


Que le directeur d'une association à l'origine d'un programme télévisé dans lequel les défaillances du système sont déchargées sur la parole des enfants, soit désormais officiellement en charge de leur protection contre l'inceste et les violences sexuelles, est pour le moins problématique, sinon inquiétant.


Dans quel monde, Monsieur Macron, dans quel monde tient-on les enfants pour responsables du comportement de leurs aîné.es, et coupables de ce que ces dernier.es leur infligent? Dans quel monde ôte-t-on aux adultes la responsabilité de leurs actes, et en fait-on les victimes de celles et ceux que l'on doit protéger de leur propre vulnérabilité?


Vous pouvez, Monsieur Macron, qualifier d’idéologie tout discours ou fait s’opposant à votre vision du réel, du moins à ce que vous voudriez qu’il soit, en estimant que votre pensée, bien courte et très arrêtée, est plus légitime que les études éprouvées des sciences humaines et sociales et les enquêtes journalistiques rigoureusement menées, dès lors qu’elles interfèrent dans votre rapport à la réalité.


Mais les faits, Monsieur Macron, sont là, que vous le vouliez ou non.


Votre cécité n’est pas qu’insupportable. Elle met en danger la vie de milliers de personnes. Elle tue.


Souad Amidou en est la preuve, désormais morte.


Les cœurs se fissurent, Monsieur Macron.


Les murs aussi.


« Un monde gronde, bellement. C’est bien ça. On devrait être heureux de ça. Un monde nouveau se prépare. »

– Anouk Grinberg –

Et nous sommes là.

A Souad.

Par Marie Lem 

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