Le mutisme traumatique désigne l’incapacité à parler ou à verbaliser un événement traumatique, particulièrement après des violences sexuelles ou des situations de danger extrême. Il ne s’agit pas d’une simple inhibition de la parole, mais d’un phénomène complexe qui relève de réactions neurobiologiques, de mécanismes psychiques et de stratégies de survie inconscientes (Janet, 1889 ; Salmona, 2018).
1. Une réponse immédiate : la sidération psychique
Lorsqu’un individu, particulièrement un enfant, est exposé à un événement traumatique tel que des violences sexuelles, la réaction du cerveau est immédiate et automatique. Face à ce danger, il active des mécanismes biologiques pour prioriser la survie. Cette réaction se traduit par une sidération psychique, phénomène décrit pour la première fois par Pierre Janet (1889) et largement approfondi par des spécialistes contemporains du traumatisme comme Muriel Salmona (2012) et Bessel van der Kolk (2006).
Qu’est-ce que la sidération psychique ?
- La sidération psychique est un état de paralysie émotionnelle et motrice. Confronté à une situation perçue comme une menace mortelle, le cerveau se fige ;
- Les fonctions cognitives (raisonnement, langage) sont temporairement bloquées ;
- Les réactions motrices sont inhibées, ce qui empêche de fuir ou de se défendre ;
- L’individu est figé dans un état de stupeur, incapable de comprendre pleinement ce qui lui arrive ni de réagir de façon appropriée (Van der Kolk, 2014).
Ce phénomène est une réaction archaïque du système nerveux central qui remonte à des comportements de défense ancestraux, observés également chez les animaux face à un danger imminent. L’immobilité est une tentative ultime de protection face à une menace jugée insurmontable (Porges, 2009).
Le rôle de l’amygdale et l’inhibition du cortex préfrontal
Le cerveau joue un rôle central dans ce processus de sidération :
Activation de l’amygdale :
L’amygdale, située dans le cerveau limbique, est responsable de la détection et de la gestion des menaces. En cas de traumatisme, elle s’active de manière excessive et envoie un signal d’alerte qui déclenche la réaction de stress (libération de cortisol et d’adrénaline).
Inhibition du cortex préfrontal :
Lorsque l’amygdale est en hyperactivité, elle bloque le fonctionnement du cortex préfrontal, la zone du cerveau impliquée dans la réflexion, la prise de décision et le langage. Cette déconnexion explique pourquoi l’individu est incapable de verbaliser ce qui lui arrive : il n’a tout simplement plus accès aux zones cérébrales qui structurent la pensée et le langage (Yehuda et al., 2015) « j’étais entrain de crier mais rien ne sortait ».
Schéma simplifié :
Danger perçu ➡ Activation excessive de l’amygdale ➡ Inhibition du cortex préfrontal ➡ Blocage de la verbalisation et figement de l’action.
Exemple clinique : l’impact sur les enfants victimes
Chez les enfants, la sidération psychique est particulièrement prononcée, car leur cerveau est encore en développement. Leurs structures cérébrales, notamment le cortex préfrontal, ne sont pas totalement matures, ce qui les rend encore plus vulnérables face à un traumatisme.
Le choc initial provoque fréquemment un mutisme immédiat : les enfants ne parlent pas de ce qu’ils ont vécu, car ils n’en ont ni la capacité cognitive ni émotionnelle.
Souvent, ce silence est interprété à tort par les adultes comme de la timidité, de la "sagesse" ou un comportement normal. En réalité, il s’agit d’une paralysie traumatique qui renforce l’isolement des enfants victimes (Salmona, 2012).
Illustration par le témoignage :
« J’étais mutique. Je ne parlais pas. Tout simplement, j’ai l’impression que je n’ai pas parlé pendant des années. »
Ce silence est un indicateur du traumatisme et doit être pris très au sérieux. Plus il est ignoré ou minimisé, plus il s’installe, compromettant durablement la santé psychologique de l’enfant (Perry, 2008).
2. Le mutisme traumatique : un mécanisme de survie durable
Après la sidération initiale provoquée par un traumatisme, notamment dans l’enfance, le mutisme traumatique peut persister et s’installer dans la durée. Il ne s’agit pas simplement d’un "silence", mais d’un mécanisme de survie inconscient mis en place par le cerveau pour protéger la victime des émotions insoutenables liées à l’événement.
Une protection contre la réactivation du traumatisme
Lorsqu’un souvenir traumatique est évoqué, il peut réactiver des émotions extrêmement douloureuses : la peur, la honte, la panique, ou même la sensation de revivre la scène (Salmona, 2012). Le cerveau, pour éviter cette douleur, "bloque" l’accès au souvenir, empêchant la personne d’en parler.
Ce phénomène agit comme une barrière protectrice. Le silence devient une stratégie de défense, une manière de survivre sans sombrer face au poids du traumatisme.
C’est particulièrement vrai chez les enfants, dont les capacités émotionnelles et cognitives sont encore en développement. Le silence leur permet d’éviter une souffrance qu’ils ne peuvent pas gérer.
L’anesthésie émotionnelle et la dissociation
Le mutisme s’accompagne souvent d’une anesthésie émotionnelle : la personne se coupe de ses émotions pour ne plus ressentir la douleur. Ce phénomène est ce que l’on appelle la dissociation.
Lorsqu’une victime est dissociée, elle peut sembler absente, comme "déconnectée" de la réalité. Cela lui permet de continuer à avancer au quotidien, mais au prix d’un engourdissement affectif durable.
Cette absence d’émotion peut être perçue comme de l’indifférence ou de la timidité par l’entourage, alors qu’il s’agit d’une réponse directe au traumatisme.
Exemple clinique : Chez les enfants victimes de violences, il est fréquent que les adultes interprètent à tort leur silence comme un comportement normal. Ils diront par exemple : « Il est sage, il ne parle pas beaucoup, c’est un enfant calme. » En réalité, ce mutisme est un signal d’alerte, un signe de souffrance qu’il est essentiel d’identifier (Briere & Scott, 2015).
Pourquoi les mots manquent ? La mémoire traumatique
Comme l’explique Salmona (2012), la mémoire traumatique ne fonctionne pas comme une mémoire "classique".
Lors d’un traumatisme, les souvenirs ne sont pas traités de manière cohérente par le cerveau. Ils restent "bloqués" sous forme de fragments sensoriels (images, sons, sensations corporelles), déconnectés de la mémoire narrative qui permet de raconter une histoire.
Cette fragmentation rend difficile, voire impossible, de mettre des mots sur ce qui a été vécu.
Le cerveau limbique, qui gère les émotions et la survie, prend le dessus en situation de danger. En surcharge, il déconnecte les zones du langage situées dans le cortex (aires de Broca et de Wernicke). Cela empêche la victime de verbaliser son expérience, même si elle en ressent la présence constante dans son esprit.
Un isolement renforcé chez les enfants
Pour un enfant, ce mutisme est d’autant plus problématique qu’il est souvent mal interprété par les adultes. Le silence est perçu comme de la "docilité" ou de la "timidité", ce qui empêche l’entourage de détecter la souffrance. Ce manque de reconnaissance aggrave alors l’isolement de l’enfant et renforce son sentiment d’être "seul face à tout ça".
3. Le silence dans l’enfance : la normalisation de l’indicible
Chez les enfants, le mutisme traumatique est souvent enraciné dans un environnement où la violence fait partie du quotidien. Ce silence n’est pas seulement un mécanisme biologique ou de survie immédiate ; il reflète aussi une incapacité à nommer l’inconcevable dans un contexte où le danger devient une "normalité".
Le danger perçu comme une norme
Pour un enfant qui grandit dans un environnement instable ou violent, le chaos devient la norme. Sans point de comparaison extérieur, il ne peut pas percevoir ces violences comme anormales.
Le recul n’existe pas : Les enfants ne possèdent ni la maturité émotionnelle ni les repères pour questionner ce qu’ils vivent. Leur réalité devient "normale" à leurs yeux.
Exemple du témoignage : Comme l’exprime Loli : « Quand on a une vie de famille assez chaotique, c’est la normalité. »
Dans ces contextes, le danger est banalisé, ce qui empêche l’enfant de verbaliser son mal-être. Le traumatisme s’installe alors dans un silence qui semble "naturel".
La culpabilité et la honte jouent un rôle central dans le silence des enfants victimes. Ces émotions naissent de plusieurs facteurs :
Les injonctions de l’agresseur : Les phrases comme « C’est notre secret » ou « Si tu en parles, on ne te croira pas » sont autant de barrières qui figent l’enfant dans le silence.
L’intériorisation de la faute : Les enfants, par manque de compréhension, pensent souvent qu’ils sont responsables des violences subies. Ils se disent qu’ils ont peut-être "provoqué" ce qui leur est arrivé (Herman, 1992).
« Peut-être que j’avais provoqué. » (Témoignage de Loli)
Ces émotions renforcent le mutisme : parler devient non seulement dangereux, mais aussi impossible sur le plan psychologique.
Un isolement aggravé par les adultes
Le silence des enfants est souvent perçu à tort comme une forme de docilité ou de comportement normal. Cette mauvaise interprétation empêche les adultes de détecter la souffrance et prive l’enfant du soutien dont il a besoin.
L’enfant s’enferme donc dans une solitude où le silence est perçu comme la seule option viable.
L’absence de validation extérieure renforce l’idée que la violence est "normale" ou qu’elle est de sa faute.
4. Comment la parole se rétablit-elle ?
Le rétablissement de la parole après un mutisme traumatique est un processus long et progressif, qui passe par :
- La sécurité : Retrouver un environnement sécurisant est la première étape pour permettre à la victime de s’exprimer.
- Une thérapie adaptée : La désensibilisation et reprogrammation par les mouvements oculaires (EMDR) aide à intégrer les souvenirs traumatiques (Shapiro, 2001 ; Van der Kolk, 2014).
- Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) sont efficaces pour traiter les symptômes du stress post-traumatique (Cohen et al., 2000).
- Travail sur le corps : Les thérapies corporelles, comme l’art-thérapie ou la danse-thérapie, permettent d’exprimer ce qui ne peut être dit avec des mots (Ogden, Minton, & Pain, 2006).
- Témoignages publics : Les mouvements comme #MeToo jouent un rôle essentiel dans la reconnaissance des vécus traumatiques et la libération de la parole collective (Gilligan, 2019). Comme le dit Loli : « Grâce au mouvement MeToo, à la découverte du féminisme, j’ai voulu arrêter d’être dans le déni. »
5. L’impact du mutisme traumatique sur la vie adulte
Le mutisme traumatique lié à des violences laisse des traces psychologiques et relationnelles profondes. Ces effets sont durables et peuvent affecter différents aspects de la vie personnelle et sociale si ce n’est pas pris en charge.
Difficulté à nouer des relations et à exprimer ses besoins
Lorsque les émotions sont bloquées par le traumatisme, les individus rencontrent des difficultés à exprimer leurs besoins, à communiquer leurs ressentis et à établir des relations de confiance.
- Le mutisme émotionnel, souvent ancré dans l’enfance, limite la capacité à construire des liens authentiques et sains. Selon Perry (2008), les enfants ayant vécu des traumatismes précoces développent des schémas de comportement évitant ou de retrait pour se protéger.
- Cette difficulté à verbaliser ses besoins est perçue par l’entourage comme de la réserve ou une froideur, ce qui renforce l’isolement.
Troubles anxieux et dépression
L’impossibilité d’exprimer le traumatisme verbalement entraîne une suppression émotionnelle, qui à long terme contribue à des troubles anxieux et dépressifs.
- Selon Van der Kolk (2014), le silence émotionnel maintient les souvenirs traumatiques non traités dans le cerveau, provoquant des symptômes de stress post-traumatique, de l’anxiété chronique et des états dépressifs.
- L’inhibition émotionnelle est un facteur aggravant de la dépression, car elle prive la victime de la possibilité de nommer et donc d’externaliser sa souffrance.
Méfiance généralisée : perte de confiance en soi et en autrui
Le traumatisme non verbalisé laisse une empreinte profonde sur la capacité à faire confiance, tant en soi qu’aux autres.
- Selon Herman (1992), l’absence de verbalisation des violences subies engendre un sentiment de rupture avec le monde extérieur. La victime développe une méfiance généralisée, craignant d’être à nouveau trahie ou blessée.
- Ce repli sur soi est souvent renforcé par la crainte d’être jugé ou de ne pas être cru, ce qui isole encore plus la victime et entrave la création de nouvelles relations saines.
Les conséquences des violences sexuelles sont complexes à documenter. Les études auprès des victimes permettent d’identifier les difficultés que celles-ci présentent en comparaison à des personnes qui n’ont pas été victimes d’agression sexuelle.
Les psychoEducs du Cavacs-France
Conclusion
Le silence lié au traumatisme est bien plus qu’une absence de mots : il est le reflet de blessures profondes, tant psychologiques que neurobiologiques. Ce mutisme, souvent perçu comme de la réserve ou de la distance, est en réalité une réponse de survie face à l’insoutenable.
Les répercussions sur la santé mentale et les relations interpersonnelles sont considérables : l’incapacité à s’exprimer, l’inhibition des émotions et la méfiance généralisée maintiennent les victimes dans un isolement douloureux, rendant la reconstruction complexe.
Reconnaître ces signes, en comprendre les origines et les mécanismes, est une étape essentielle pour offrir un accompagnement adapté. Le rétablissement de la parole est un processus long et fragile, mais il demeure indispensable pour permettre aux rescapé∙e∙s de se réapproprier leur histoire. En créant des espaces sécurisants, bienveillants et libérés des jugements, nous offrons aux victimes la possibilité de briser le silence et de retrouver leur voix, un pas fondamental vers la reconstruction.
En complément de cet article, la vidéo suivante montre à quel point l'intérêt supérieur de l'enfant n'est pas toujours pris en compte. Ce qui ne fait qu'accroitre la violence des séquelles du traumatisme antérieur. "Coup2point sur les i", 10 déc 2024. Émission / violences sexuelles sur enfants et leurs séquelles
Références
Briere, J., & Scott, C. (2015). Principles of trauma therapy: A guide to symptoms, evaluation, and treatment (2nd ed.). Sage Publications.
Cohen, J. A., Deblinger, E., & Mannarino, A. P. (2000). Cognitive-behavioral therapy for sexually abused children. Journal of Interpersonal Violence, 15(11), 1202–1223.
Gilligan, C. (2019). Why does patriarchy persist?. Polity Press.
Herman, J. L. (1992). Trauma and recovery: The aftermath of violence–from domestic abuse to political terror. Basic Books.
Janet, P. (1889). L’automatisme psychologique. Félix Alcan.
Ogden, P., Minton, K., & Pain, C. (2006). Trauma and the body: A sensorimotor approach to psychotherapy. W. W. Norton & Company.
Perry, B. D. (2008). Child maltreatment: A neurodevelopmental perspective on the role of trauma. In Understanding trauma: Integrating biological, clinical, and cultural perspectives (pp. 93–128). American Psychiatric Press.
Porges, S. W. (2009). The polyvagal theory: New insights into adaptive reactions of the autonomic nervous system. Cleveland Clinic Journal of Medicine, 76(S2), S86–S90.
Salmona, M. (2012). Le livre noir des violences sexuelles. Dunod.
Shapiro, F. (2001). Eye movement desensitization and reprocessing (EMDR): Basic principles, protocols, and procedures (2nd ed.). Guilford Press.
Van der Kolk, B. A. (2006). Clinical implications of neuroscience research in PTSD. Annals of the New York Academy of Sciences, 1071(1), 277–293.
Van der Kolk, B. A. (2014). The body keeps the score: Brain, mind, and body in the healing of trauma. Viking.
Yehuda, R., et al. (2015). Biological factors associated with resilience to stress in children and adolescents. Child and Adolescent Psychiatric Clinics of North America, 24(2), 227–244.