La Dissociation pendant les Violences Sexuelles : Comprendre un Mécanisme de Défense Psychologique
Les violences sexuelles génèrent des réponses complexes chez les victimes, des réponses qui relèvent autant du corps que de l’esprit. Parmi ces réponses, la dissociation apparaît souvent comme un mécanisme d’adaptation permettant de protéger temporairement la victime du traumatisme immédiat de l'agression. Pour Anna, comme pour beaucoup de victimes, cette dissociation s’est manifestée par une impression de détachement total, où elle se sentait “déconnectée” de son propre corps et de la réalité environnante. Cet état, bien que protecteur à court terme, peut engendrer des conséquences psychologiques et émotionnelles persistantes.
Qu’est-ce que la Dissociation ?
La dissociation est définie comme un phénomène psychologique au cours duquel une personne se sent détachée de son corps, de ses émotions, ou de la réalité. Dans le contexte des violences sexuelles, ce mécanisme agit comme une défense pour permettre à la personne de supporter une situation traumatisante (American Psychiatric Association, 2013). Judith Herman (1992) décrit la dissociation comme un moyen pour le cerveau de "mettre en pause" les émotions afin de se distancer temporairement des événements douloureux.
Pendant l’agression, le cerveau de la victime peut bloquer certains aspects sensoriels et émotionnels pour protéger la conscience de l’impact immédiat. En se sentant dissociée, la victime peut traverser l’expérience comme une observatrice distante de son propre corps. Cette déconnexion temporaire permet de réduire la souffrance sur le moment, mais elle peut également retarder la prise de conscience de la gravité de l’agression, comme cela a été le cas pour Anna. Elle explique avoir eu l’impression de “quitter” son propre corps pour se “couper” de ce qui se passait. Ce sentiment de "sortir de soi" illustre bien comment la dissociation peut offrir une certaine distance mentale face à la violence physique.
Pourquoi la Dissociation survient-elle ?
La dissociation est une réponse adaptative du cerveau, souvent observée chez les victimes de violences, notamment les violences sexuelles. Elle survient généralement lorsque le système nerveux est submergé par des niveaux élevés de stress et de peur. Dans ces situations, l’organisme active des mécanismes de survie (Lanius, et al., 2010). Selon les recherches de Bessel van der Kolk (2014), lors d'une agression, le cerveau se met en "mode survie" et entraîne une réduction de l’activité dans les régions responsables des émotions et de la conscience corporelle, facilitant ainsi une "déconnexion" temporaire.
Cette déconnexion est comparable à une anesthésie émotionnelle : elle protège la victime des effets immédiats du traumatisme, mais elle crée aussi une barrière entre la victime et la réalité. La dissociation survient souvent lorsque la personne se sent impuissante à fuir ou à se défendre, intensifiant ainsi la nécessité de "quitter" mentalement la situation. Les victimes rapportent fréquemment qu’elles se sentaient comme si elles regardaient l’événement “de l’extérieur” ou comme si leur corps était engourdi. (American Psychological Association, 2013).
Les Conséquences à Long Terme de la Dissociation
Si la dissociation protège à court terme, elle comporte des risques pour la santé mentale à long terme. En effet, cette déconnexion temporaire peut affecter la manière dont les souvenirs de l'agression sont stockés dans le cerveau, menant parfois à une mémoire fragmentée ou floue de l’événement (Briere & Scott, 2014). Cela complique souvent la reconstruction de ce qui s’est passé et peut rendre difficile pour la victime de comprendre les faits et d'en parler. Anna explique, par exemple, qu’elle a eu du mal à réaliser la gravité de ce qu’elle avait vécu, en partie parce que ses souvenirs étaient fragmentés et embrouillés. Elle décrit comment il lui arrivait de ne pas "se souvenir de certains détails", un effet secondaire fréquent de la dissociation.
Par ailleurs, le manque de reconnaissance de l’agression, dû à cette mémoire floue, peut retarder la demande d’aide. Les victimes peuvent avoir du mal à identifier l’agression comme un événement distinct et traumatisant, ce qui complique la démarche de guérison et d’acceptation (Herman, 1992). Les personnes qui ont vécu une dissociation peuvent également développer des symptômes de stress post-traumatique, tels que des flashbacks, des troubles de la mémoire, et une hypervigilance qui peuvent persister pendant des années (Lanius et al., 2010).
Comment Gérer la Dissociation et ses Conséquences
Bien que complexe, la dissociation peut être gérée avec des stratégies thérapeutiques. La thérapie cognitivo-comportementale (TCC) et la thérapie par l’intégration des souvenirs ont montré une certaine efficacité pour aider les victimes à identifier et à accepter les souvenirs dissociés de manière contrôlée (Briere & Scott, 2014). Les approches thérapeutiques, comme l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing), se concentrent sur l’intégration des souvenirs et aident à apaiser les réponses émotionnelles attachées au traumatisme.
De plus, des techniques de stabilisation émotionnelle, telles que les exercices de respiration, le grounding (ancrage), et les techniques de pleine conscience, sont recommandées pour aider les personnes à se reconnecter avec leur corps et leurs émotions dans un environnement sécurisant (van der Kolk, 2014). Ces pratiques peuvent atténuer l’impact des souvenirs dissociés et permettent à la victime de retrouver un sentiment de contrôle sur sa vie quotidienne.
Témoignage d’Anna
Anna, dans son récit, illustre parfaitement les effets de la dissociation. Elle se rappelle cette "absence" mentale pendant l’agression, une sensation où elle se voyait comme déconnectée de son corps. "C’était comme si ce n’était pas moi", confie-t-elle. Ces mots montrent bien le processus de séparation psychologique auquel elle a eu recours pour survivre à l’instant de l’agression. Ce n'est qu'après avoir débuté une thérapie qu’elle a pu reconstruire les fragments de son expérience et réaliser ce qu’elle avait enduré. Cette prise de conscience tardive, accentuée par la dissociation, a été pour elle une étape cruciale de sa guérison.
Conclusion
La dissociation, bien que protectrice, représente un défi de taille dans le processus de guérison après un traumatisme. Elle peut rendre la reconnaissance des faits plus difficile, brouiller les souvenirs, et isoler la victime de son propre vécu. Cependant, des approches thérapeutiques existent pour aider les victimes à surmonter cette déconnexion et à réintégrer leurs expériences de manière constructive. En sensibilisant davantage le public à ce mécanisme de défense, il est possible d’offrir un soutien mieux adapté aux rescapé.e.s de violences sexuelles, en reconnaissant la complexité de leurs parcours de reconstruction.
Références
- American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (5th ed.). Arlington, VA: American Psychiatric Publishing.
- Briere, J., & Scott, C. (2014). Principles of Trauma Therapy: A Guide to Symptoms, Evaluation, and Treatment (2nd ed.). Thousand Oaks, CA: SAGE Publications.
- Herman, J. L. (1992). Trauma and Recovery: The Aftermath of Violence—from Domestic Abuse to Political Terror. New York: Basic Books.
- Lanius, R. A., Vermetten, E., & Pain, C. (2010). The Impact of Early Life Trauma on Health and Disease: The Hidden Epidemic. Cambridge University Press.
- van der Kolk, B. A. (2014). The Body Keeps the Score: Brain, Mind, and Body in the Healing of Trauma. Viking.