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Inceste : le cri silencieux du nombre

créé par La Rédaction du site - Dernière modification le 03/08/2023


Jacques

 

Jacques avait abusé de sa belle fille alors qu’elle n’avait que neuf ans. Selon lui, il avait parfaitement conscience de commettre un acte totalement délictueux. Il m’avance, pour preuve, le fait d’avoir patiemment préparé le terrain, durant quatre ans, en établissant une réelle relation de confiance avec la mère et sa victime: « Le fait d’être considéré comme un beau-père modèle m’a beaucoup facilité le passage à l’acte. Et quand ma compagne s’est absentée pour une longue période d’hospitalisation, j’ai su que le moment propice était venu. ».

 

Niant ensuite aisément, aux yeux de la mère, les allégations de la petite, il a perpétué le crime durant de longues années: « J’étais très marqué, en fait, par l’attitude de mes propres parents et le fait d’avoir été abusé durant l’enfance par un ami de la famille. Et, surtout, d’en avoir ressenti du plaisir. C’était très gênant parce que pour mes parents, la sexualité, c’était sale. On ne pouvait faire l’amour que pour procréer. Tout pouvait, pourtant, se faire entre les quatre murs de la maison mais il ne fallait surtout pas que cela se sache. Par exemple, on disait qu’on ne pouvait pas voler mais, la nuit quand ça ne se voyait pas, mon père m’emmenait sur les chantiers pour dérober des briques. Comme c’était comme ça pour toute l’éducation, je satisfaisais avec ma belle-fille une sexualité que je n’osais pas vivre ouvertement avec les adultes. Avec les enfants c’était bien plus facile: ils sont spontanés et ne mettent pas de barrière. »

 

Au début de l’âge adulte, la jeune fille a toutefois rencontré un garçon qui lui a fait prendre conscience de l’anormalité de la situation. Craignant pour l’intégrité de la propre fille, plus jeune, de Jacques, elle a porté plainte à la police où il a bien entendu été convoqué: « Tout le monde que j’avais mis en place s’est effondré. Je perdais évidemment ma femme et ma belle-fille. Mais j’étais tout autant terrorisé à l’idée de perdre ma propre fille et de me retrouver en prison. Je me suis dit: tout ça pour des stupides moments de plaisirs ». Condamné à quatre ans, avec sursis grâce à son aveu, il s’est dès lors plié aux exigences de soins dictés par la Justice. Naviguant d’un service à l’autre, il affirme s’être retrouvé complètement perdu jusqu’à ce qu’il rencontre Serge Corneille pour qui décrire la personne incestueuse comme un monstre manipulatoire est inadéquat: « Mettre en place des stratégies pour obtenir des faveurs sexuelles, c’est ce que fait n’importe quel gars qui sort le samedi soir en boite. S’il y a des modèles psychologiques qui se demandent en quoi un délinquant sexuel a un comportement déviant, il y en a d’autres, beaucoup plus intéressants, qui se demandent en quoi ils fonctionnent comme nous. Et la seule spécificité c’est que, si entre adultes tout le monde est conscient du jeu, avec un enfant on l’amène sur un plan où on est le seul à maîtriser les règles ». Le dégageant, par ce biais, de sa honte, Jacques accepte enfin de se regarder en face et de saisir à pleines mains ses responsabilités: « Je me rends compte que d’avoir eu ce parcours de vie n’était sans doute pas le plus adéquat pour être vraiment moi-même. Les deux choses que j’ai apprises ici, même si ça peut sembler idiot, c’est de pouvoir dire un oui ou un non et, également, de l’entendre. En apprenant ces limites, j’ai appris à m’aimer et me respecter moi-même et donc à aimer et respecter les autres. Avant, je passais mon temps à paraître gentil aux yeux de tout le monde, même à ceux de ma belle-fille pendant que j’en abusais. Paraître, paraître. D’ailleurs, quand j’ai été trouver ma mère, elle m’a répondu qu’elle savait très bien pourquoi je venais mais qu’elle refusait d’en parler. Là, j’ai tout compris: en reconnaissant que ces abus étaient bien vrais, je pouvais enfin exister. »

 

Tandis que nous nous asseyons à la table d’une taverne, Jacques me parle du travail qu’il effectue, aujourd’hui, au sein des prisons pour tenter de venir en aide aux personnes qui, comme lui, ont abusé d’un membre de leur famille: « S’ils peuvent encore tourner autour du pot avec un psy, avec moi on ne me la fait pas ». C’est sa manière à lui de lutter contre l’inceste, évidemment. Je lui fais alors part de mon propre passé, tout en lui demandant si ça ne le dérange pas que je ne lui aie pas annoncé plus tôt: « Ca ne m’étonne pas, me répond-t-il tout en m’interrogeant, également, sur ma manière d’appréhender sa présence. À travers les carreaux, derrière le sourire en coin de Serge Corneille, je contemple les automobiles défiler sur la grand route et les arbres frémir sous un ciel plombé. Un contexte d’une extrême banalité: « Y’a vraiment pas de souci ». Jacques me conduit alors à la gare où nous nous serrons la main en nous souhaitant une bonne continuation.

 

Dans le train qui me ramène vers Bruxelles, je songe en vrac à ce que m’ont dit toutes ces victimes qui ont réussi à sortir de l’inceste: « Quand on se dit qu’on n’est pas coupable, on comprend qu’on est un objet qui a été utilisé. Qu’on n’avait pas sa place. Alors, on commence à la prendre: on peut commencer à mettre des limites en parvenant à dire non. C’est apprendre à s’écouter tout le temps, apprendre à s’accepter comme on est et à faire le deuil de ce qu’on n’est pas. Quand on voit le mal qu’on a reçu, on peut voir aussi le bon. J’ai appris à construire à partir de là, même si j’étais différente. Une fierté que j’ai, par rapport à moi, c’est d’avoir osé regarder tout. Même si ça faisait mal. Même si quand on casse un verre, on ne le recolle pas de la même manière. Il y a une brèche qui existe bien: y’a pas d’oubli, mais une compréhension. Sinon, on avance sans savoir où aller ni comment s’y rendre. C’est vrai que ça donne une conscience qu’on peut faire grandir. J’ai cru en la vie, aussi. Et en l’amour. On a un potentiel énorme, finalement ça peut devenir une chance. »

 

 

Et la politique...

 

Il ne me restait plus, par souci d’équité, qu’à interroger la députée socialiste maintenant rentrée de vacances. Elle commence par me fournir les même arguments et conclusions que ses collègues. Mais évidemment, après plusieurs mois d’enquête, mes questions se montrent plus acérées et plus précises. Je m’étonne ainsi de l’impunité dont jouissent les auteurs d’inceste psychologique et, également, de la position des hommes face aux tribunaux. Toujours seuls à se trouver face aux juges alors que, dans certain cas, tout un environnement familial « toxique » assiste tranquillement au procès dans la salle d’audience. N’y aurait-il jamais que les hommes, évidemment auteurs des gestes répréhensibles, à assumer les conséquences de déviances familiales parfois largement évidentes mais « invisibles » ? La députée baisse la tête quelques instants puis, la relevant, rompt avec l’habituelle langue de bois: « Nous sommes en train d’élaborer un projet de loi établissant la notion d’« abus de position dominante ». Il est destiné à lutter contre l’influence néfaste de certaines sectes sur leurs membres. Nous pourrions, peut-être, élargir cette disposition aux comportements incestueux. Pourquoi pas ? »

 

En me quittant, elle me prétend qu’elle envisagera cette éventualité lors de futures négociations et, rentrant chez moi, je repasse par l’ascenseur de verre. Dans la cabine qui me remonte vers le haut de la ville, une femme semble, derrière moi, converser dans un téléphone mobile. Ma surprise est complète lorsque je me rends compte, en atteignant la place Poellaert, qu’elle parle bien toute seule. Ressassant d’innombrables traumatismes tout en concluant sa complainte d’une interrogation: « J’aurais dû fuir. Mais comment, à dix ans, trouver la force de quitter sa famille ? » Face à l’horizon urbain, je l’entends encore s’égarer dans son interminable monologue tandis que je pose mon regard, tout là haut, sur les rayons de soleil dardant le dôme vertigineux du Palais de Justice.

Linda Moundry