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Inceste : le cri silencieux du nombre

créé par La Rédaction du site - Dernière modification le 03/08/2023


Mettre des mots sur ses souvenirs

 

J’ai moi-même rencontré une personne qui a vécu, un peu différemment, ce type d’inceste. C’est elle qui m’a permise de mettre des mots sur mes souvenirs et qui m’a aidée à me rétablir. L’action qu’elle a eue sur moi a, petit à petit, fini par mettre également sa réalité à jour. Un peu comme celles qui accompagnent ces petites victimes dans la salle d’attente de Sos-enfants. Mais si les conséquences sur sa vie n’en avaient pas été moindres que les miennes, quelque part, les mots étaient encore plus difficiles à poser. Pas d’actes précis à qualifier: pas de viol, ni d’attouchements. Peut-être, seulement, du harcèlement.

 

Marianne Thomas, qui a été Procureur du Roi à la section mœurs du parquet de Bruxelles durant six ans, possède une excellente expertise de ce genre de situation: « Il n’y a pas d’attouchements, ni de viol, mais quelque part on abuse psychologiquement d’un enfant. Ce sont des ambiances incestueuses: des portes qui ne se ferment jamais, des parents qui choisissent les vêtements et, même, sous-vêtements de leurs adolescents, des filles qui ne peuvent avoir de petits amis, des regards irrespectueux, des mots dévalorisants… C’est une sorte d’appropriation de l’enfant et, dans ces cas là, le rôle joué par les mères est souvent réellement dramatique ».

 

Elle ne nie pas les dégâts engendrés par ces comportements, mais reconnaît l’impuissance de la Justice: « La Justice n’appréhende pas parce que ce n’est pas punissable. Déjà un inceste classique qui ne laisse pas de traces c’est difficile à défendre, mais si c’est psychologique alors, non, c’est impossible. Dans le système pénal actuel, il faut des faits. » Je me rappelle les propos de cette policière chargée de l’aide aux victimes qui regrettait que, dans l’état actuel de la législation, il soit bien plus risqué de voler un sac à main que de détruire un enfant sans laisser de trace. Mais pour la procureur, ce n’est tout simplement pas le rôle de la Justice: « La Justice est là pour protéger l’autorité de l’Etat: pour dire le droit et la loi mais pas pour faire du bien aux gens. Il y a une confusion de la part des victimes qui en attendent une reconnaissance mais ce n’est pas son rôle. Les psychiatres sont là pour ça. »

 

Quant à l’inscription éventuelle du terme « inceste » dans la législation elle déclare: « L’inceste a toujours existé. Aujourd’hui notre société le considère comme un fait délictueux, mais peut-être que dans cinquante ans on trouvera ça normal. Qui sait ? Comme en Angleterre où la sodomie est encore interdite même si on ne la poursuit pas, comme les homosexuels pourront, peut-être un jour, adopter. Tout peut évoluer. Ce serait tout de même incroyable de se dire qu’en passant des lois et en posant des jugements on va interdire l’inceste. Je n’ai pas d’avis à donner là-dessus, ces questions sont hors de ma compétence ». Il existe pourtant bien une conscience de l’inceste dans la pratique informelle et quotidienne de la Justice. À noter, par exemple, l’attitude de la juge ayant présidé au procès de l’agresseur de Charlotte qui avait insisté sur l’importance de sa présence lors du verdict alors qu’elle envisageait de s’en absenter, ne supportant plus d’entendre les dénégations de son bourreau: « Son regard et son clin d’œil envers moi lors du prononcé de culpabilité, se rappelle Charlotte, m’avaient fait le plus grand bien ».

 

Le juge d’instruction Benoît Vandermeersch possède également une sensibilité très affinée de la problématique incestueuse. C’est notamment grâce à son action qu’ont été généralisées les auditions vidéo-filmées et les formations des policiers pratiquant les interrogatoires afin de ne pas retourner inutilement le couteau dans la plaie des victimes. Celui-ci est également conscient de la difficulté de poser, parfois, un verdict approprié: « Je me souviens d’une jeune fille que j’informais de la future requête d’emprisonnement de son père qui serait posée par le Parquet. Celle-ci m’avait lancé un regard effrayé en me disant que ce n’était absolument pas ce qu’elle souhaitait. Pour sa part, elle ne voulait qu’une chose: qu’on impose à sa famille de poser un loquet à la porte de la salle de bain afin de respecter son intimité. »

 

 

Les intérêts professionnels

 

« On n’arrête pas de parler au nom des victimes avec une confusion des rôles qui est effarante. Si on pouvait cesser d’aimer un parent le jour où il nous fait du mal, tout serait très simple. Hop, terminé ! Sans aucune ambivalence ni aucune équivoque. Mais alors qu’en tant qu’adulte nous sommes incapables de le faire, on va l’exiger d’une gamine de 15 ans. C’est hallucinant. On pourrait entendre les victimes mais cela indiffère complètement les professionnels concernés parce qu’ils pensent d’abord à leurs propres intérêts. Personne ne veut qu’on puisse dire que ce soit de sa faute s’il y a récidive, alors on garde les gens en prison. Et quand, au bout de la peine, il n’y a ni suivi psy, ni logement, ni famille on court droit à la catastrophe. En fait, on se fiche de la récidive : ce qu’on ne veut pas, c’est qu’on puisse en identifier le responsable. C’est très différent », constate Serge Corneille quant à l’inadéquation des peines liées à l’inceste. Psychiatre à l’unité Antigone de l’Université de Liège qui s’occupe des agresseurs sexuels, il ajoute: « En fait, c’est une matière très complexe dans laquelle on ne peut se permettre aucun systématisme. Il y a des personnes, le disant elles-mêmes, à qui ça a fait beaucoup de bien de passer par la prison et d’autres qu’on ferait mieux de laisser dehors. Il y en a qu’on va garder très longtemps alors que ce serait bien mieux de les libérer rapidement. Tandis qu’il y en a d’autres que je préférerais voir enfermées jusqu’à la fin de leurs jours. Mais c’est très emmerdant pour des politiques qui doivent avoir un discours schématique et caricatural ».

 

J’ai écumé la plupart des lieux travaillant avec les agresseurs sexuels avant de pouvoir recueillir un seul témoignage. Si le tabou entourant les victimes m’avait semblé encore puissant, celui dissimulant les agresseurs l’était bien davantage. Tous les centres, qu’ils s’occupent d’adolescents ou d’adultes, avaient plus ou moins discrètement refusés de me mettre en contact avec un de leurs patients. Quand ma venue n’avait pas carrément été signalée par le Centre d’Appui Bruxellois (CAB), vérifiant l’application des mesures de suivi psychologiques décidées par les tribunaux envers les agresseurs, auquel je m’étais adressée. J’avais finalement appris qu’un des patients de Serge Corneille avait ouvertement témoigné lors d’un colloque réservé aux spécialistes.